mercredi 30 décembre 2015

Les paysans de Languedoc

« Le Cévenol de 1500, paillard et gaillard, épris de danse jusqu'à la folie, papiste, superstitieux et sorcier, sombre dans la nuit de l'oubli et dans les profondeurs du subconscient. »

Emmanuel Le Roy Ladurie
, Les paysans de Languedoc    1969.
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Dans sa thèse de 1966, publiée trois ans plus tard sous le titre maintes fois cité par les universitaires et historiens qui vinrent après lui, Emmanuel Le Roy Ladurie avance que le Cévenol de 1500 est libre et déluré. Où puise-t-il cette affirmation ? Dans l'éternel fantasme que l'homme du Moyen Âge est un joyeux drille, qui ne pense qu'à la fête et aux plaisirs multiples ? C'est un peu probable. Et il a, peut-être, un peu raison. Mais que le Cévenol sombre dans la retenue et la sagesse, subitement, en embrassant la Réforme — comme il l'entend dans ses conclusions —, c'est une autre idée, une hypothèse discutable.
Les règles changent. Les textes sont formels, la vie quotidienne doit être rythmée par le travail, la famille, la réflexion, par du silence et de l'humilité. Est-ce à dire que le Cévenol des XVIe et XVIIe siècles est moins « sage » que ses aïeux ? C'est moins sûr. Les délibérations des consistoires gardois ne manquent pas de nous décrire un pays qui s'amuse, qui flirte continuellement avec les lois et les devoirs.
Ainsi, en 1602, la Dame de Peyremale est-elle sévèrement rappelée à l'ordre par l'assemblée des farouches calvinistes avec qui elle partage sa foi, pour avoir donné bals et danses en son logis, et pour y avoir habillé, déguisé et masqué les jeunes gens allant fêter Carnaval. Durant cette même période, les confréries louent des joueurs de violon, pour mener le trouble dans les rues d'Alès, à la Sainte-Lucie ou à la Saint-Blaise. On danse, on boit, on joue aux cartes (des cartes, que l'on retrouve encore coincées dans les registres des notaires), la jeunesse s'adjuge tous les amusements, passant dans les dédales de la ville, sonnailles aux pieds, en criant et en chantant. Le Cévenol de 1600 ressemble fort à celui de 1500, seuls les interdits le mettent à l'index, le punissent, le briment jusqu'à en faire un hors-la-loi. Des lois qui ne sont probablement uniquement dictées que pour espérer poser des différences entre les mœurs des protestants et celles des catholiques. Et qui ne sont suivies, souvent, que très difficilement.
Un livre lu, il y a une vingtaine d'années, rouvert pour récupérer cette vieille citation et la confronter aux écrits dénichés, dernièrement, dans les archives du consistoire d'Alès.

dimanche 29 novembre 2015

Le grand Cœur

« Il est un âge où l'on peut forcer sa nature avec sincérité et se convaincre, jour après jour, que l'on suit un chemin nécessaire alors qu'il vous éloigne de votre volonté profonde et que l'on s'égare. L'essentiel est de garder assez d'énergie pour changer lorsque l'écart devient souffrance et que l'on comprend son erreur. »

Jean-Christophe Rufin
, Le grand Cœur    2012.
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Un roman d'après la vie de personnages réels, qui vécurent au Moyen Âge et eurent leur influence sur des évènements majeurs, essentiels, de l'Histoire de France. Un roman construit en imaginant, en contournant les faits. Une hérésie, bien évidemment ! L'historien, quel qu'il soit, ne le peut tolérer. 
Mais là, Jean-Christophe Rufin a effectué une telle et minutieuse recherche, que ses libertés apparaissent comme de véritables hypothèses historiques. D'autant qu'il est, comme Jacques Cœur qu'il prend comme narrateur , natif de la ville de Bourges, attiré par l'Orient, complice de stratégies politiciennes, et, certes dans une mesure plus subjective, humaniste.
Sans s'amuser à écrire comme au XVe siècle, ou avec un cliché de jargon médiéval, Jean-Christophe Rufin rédige son texte avec un vocabulaire et un style qui accompagnent le lecteur au plus fidèle et au plus près d'un genre littéraire possible ou recomposé. À l'instar de cet envoi final façon ars moriendi, qui achève l'ouvrage : « Je peux mourir, car j'ai bien vécu. Et j'ai connu la liberté. » Et l'on ne se rend compte de rien, le récit passe pour être la véritable autobiographie de Jacques Cœur ; son manuscrit, conservé dans quelque fonds d'archives, que Rufin aurait consulté pour organiser les chapitres de son livre. Un peu comme Jean-Pierre Chabrol nous avait fait croire aux feuillets retrouvés entre les pierres de la clède du Gravas, documents qui étaient censés constituer la trame de son œuvre principale, "Les fous de Dieu".

Jacques Cœur
ou le Jacques Cœur de Rufin est un homme emblématique de cette période de l'automne du Moyen Âge. Visionnaire, ambitieux, audacieux, il ne se fie ni au roi, ni à Dieu. Il est à la fois homme de pouvoir et homme du peuple, préférant la discrétion et la prudence aux coups d'éclats. Depuis son premier fait d'armes, alors qu'il n'est encore qu'un enfant, jusqu'à sa fuite sur l'île de Chios, sa vie ressemble à un long présage. Il s'attache toutes les confiances, devient le conseiller et confident du roi et, plus encore, l'intime de sa maîtresse , voyage en Méditerranée, foule la Regordane pour traverser les Cévennes, initie des affaires à partir de réseaux à l'échelle du monde connu. Cinq chapitres, durant lesquels le personnage de Rufin pense à haute voix. Doute du monde et de lui-même. S'interroge sur l'heure de sa fin.
Un livre prêté par Marie-Claude, que nous allâmes visiter en empruntant en partie ledit Chemin de Regordane ; elle imaginait bien que cet écrit pouvait autant nous distraire que nous instruire.

samedi 31 octobre 2015

Football total

« Je me souvenais que, lorsque les joueurs d'Ajax entamaient une chanson, je m'interrogeais un moment pour savoir s'il s'agissait de leur voix ou d'une cassette enregistrée. Toutes les grandes équipes, me disais-je alors, doivent savoir chanter ! L'équipe de France, elle, entonnait un refrain, puis déraillait et abandonnait. Elle paraissait incapable de chanter la même chanson, comme de jouer le même match, du commencement à la fin. »

Stefan Kovacs
, Football total    1975.
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Les Baratelli, Trésor, Adams, Guillou, Bereta, Revelli pas plus l'aîné que le cadet de notre enfance ne savaient pas chanter. Terrible témoignage. Ils étaient nos héros, nos ténors préférés ! Certes, la cohésion générale ne trahissait pas une grande harmonie, aucun véritable soliste ne semblait se détacher de l'ensemble, et pas un chef d'orchestre n'était capable comme le sera, un peu plus tard, Platini de mener l'ensemble à la baguette, mais de là à conclure que l'équipe de France ne possédait pas de talent naturel pour la polyphonie vocale, c'est attristant ; un rêve de gosse brisé. Et c'est un spécialiste qui l'estime : Ştefan Kovács, grand amateur d'opéra, a de la feuille. D'ailleurs, il a passé des centaines d'heures dans les loges de choristes néerlandais, considérés comme les meilleurs interprètes des années soixante-dix. 
Quand Kovács arrive en France, en 1973, il laisse derrière lui deux saisons à la tête de l'Ajax Amsterdam, club qu'il a mené à deux titres consécutifs de champion d'Europe. Les Cruijff, Neeskens et Haan sont alors à l'apogée de leur carrière, et s'ils s'apparentent à des pop stars avec leurs cheveux longs, le football exceptionnel qu'ils pratiquent ne peut se comparer à aucun autre. Ils règnent en maîtres sur les terrains, inventent, avec leur entraîneur, un style nouveau, apportant leur pierre à l'édifice du football moderne.
Lui-même héritier de Rinus Michels et disciple de Helenio Herrera,
Ştefan Kovács participe bel et bien au renouveau d'un sport qui perd alors de sa superbe, avec le déclin de l'empire brésilien et l'essor du jeu allemand, très athlétique, ou du catenaccio italien, basé sur un système défensif ennuyeux. « Depuis la Coupe du Monde 1958, qui fut le triomphe du romantisme, le football est, en quelque sorte, entré dans l'âge classique », affirme-t-il.
Fort de ce constat, le technicien roumain (il est né en 1920, à Timisoara), devient le maillon entre l'après 1958 (la France termina sur le podium de la Coupe du Monde organisée en Suède) et les deux dernières décennies du XXe siècle, qui verront les succès de deux générations de Français. S'il n'est, par les résultats obtenus, qu'un modeste sélectionneur de l'équipe de France, il est celui qui impose de nouvelles méthodes, de nouvelles idées, de nouvelles ambitions, et, précédant le fabuleux Michel Hidalgo, celui qui place sur le bon tremplin les jeunes joueurs qui amèneront les Bleus à rivaliser avec les plus grandes nations.
Dans ce livre, sorti il y a exactement quarante ans, Ştefan Kovács narre son histoire à mi-parcours d'une carrière surprenante : passer de l'Ajax à l'équipe de France, en 1973, c'est comme si, aujourd'hui, l'entraîneur de l'équipe qui a remporté la dernière Ligue des Champions devenait le sélectionneur de la vingt-deuxième nation du football !
Un livre acheté soixante-quinze centimes, sur un étal avignonnais, et lu tout en échangeant avec Matteo nos connaissances sur le football total et sur Johan Cruijff.

dimanche 27 septembre 2015

La fiancée de ses nuits blanches

« De mon expérience, la folie et les tourments de l'enfer guettent une descendance quand on lui cache ses origines. »

Yslaire
, La fiancée de ses nuits blanches    2014.
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L'univers du dessinateur Yslaire nous accompagne depuis plus de trente ans. Avouons-le (avouez-le), déjà les feuilletons  "Bidouille et Violette", publiés dans Spirou, parvenaient à nous tenir en haleine. 
Nous avions découvert "Sambre", quelques temps après la création de la série. Il y avait, d'ailleurs, sous les traits des personnages, l'héritage desdites premières planches de jeunesse de l'auteur. Mais la dramaturgie était d'une intensité nouvelle, puissante. Sous un fond sépia, la couleur et la lumière (ou son absence), prenant au rouge sang et sombre d'où le nom Sambre , imposaient avec force l'idée d'une douloureuse saga.
À lire et relire plusieurs fois, entre deux publications, les différents volumes de "La guerre des Sambre", l'on devine qu'Yslaire a effectué de sérieuses recherches en généalogie, voire en psychogénéalogie, pour établir la chronologie de ses histoires, tant le vocabulaire, les propos, ne peuvent être du moins, ne pouvons-nous le croire les fruits et hasards de la passion d'un "innocent". Pour simple exemple, si, étrangement, la parution des albums ne suit pas l'ordre chronologique de l'histoire familiale, n'est-ce point là ce qui caractérise la réalisation d'une généalogie où le chercheur avance logiquement son travail et détaille les branches de son arbre avec une progression inégale, décousue, aléatoire, dictée par ses trouvailles ? Et si nous désirions taquiner Bernard Hislaire, Bernar Yslaire, Yslaire, Sylaire, iSlaire, nous serions même tentés de voir, en ces récurrentes variations sur son pseudonyme (depuis le début de sa carrière), la marque du temps sur son nom de famille ; tout comme nous constatons, souventes fois, en feuilletant les registres d'Ancien Régime, l'évolution de la plupart des patronymes.
Dessinateur, conteur, historien, généalogiste, Yslaire est un artiste aux multiples talents, qui nous guide dans cet arbre, de génération en génération, au gré des épisodes ; où des personnages jouent des rôles surprenants, où les issues ne sont jamais ni figées, ni prévisibles.

Une bande-dessinée, achetée le jour de sa sortie, qui démarre le cycle de cujus "Maxime & Constance", et vient s'ajouter aux trois volumes "Werner & Charlotte" offerts par la fiancée de nos nuits blanches, complétant la collection commencée avec "Hugo & Iris", et la suite originelle intitulée "Sambre".

lundi 31 août 2015

Glaneurs de rêves

« Le destin a voulu que je suive un chemin fort éloigné de celui de mes ancêtres, et pourtant leurs façons étaient aussi les miennes. Et dans mes voyages, lorsque je vois une colline constellée de moutons ou une équipe d'ouvriers agricoles qui se reposent à l'ombre des noisetiers, je suis prise d'un désir nostalgique de redevenir celle que je n'ai pas été. »

Patti Smith
, Glaneurs de rêves   1992.
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Patti Smith (°1946 Chicago) a toujours su qu'elle écrirait « un livre, ne serait-ce qu'un petit livre, qui emmènerait le lecteur dans un royaume qui ne pouvait être mesuré ni même évoqué par le souvenir ». N'en déplaise, peut-être, audit lecteur, ces souvenirs ne sont pas ceux d'une chanteuse de rock. La seule musique racontée dans ces pages est celle de « la grange blanchie à la chaux qui portait les mots SALLE DE BAL », où tout le monde se retrouvait « pour danser au son et à l'appel du violon ». Pas de guitare, pas de refrain musclé, pas de torture verbale, ni de violence rythmique, qu'une musique, « curieuse, optimiste, aussi simple et furtive que l'appel du quadrille qui pénètre la nuit d'été ».
L'auteure de "Because the Night" (co-écrit avec Bruce Springsteen, et enregistré en 1977 pour l'album "Easter") préfère ici la « musique des glaneurs qui accomplissent leur tâche ». Dans ce petit et poétique recueil, elle reprend leur chemin, telle Alice à la poursuite d'un lapin qui court après le temps. Et tout est dans le parfum des choses : les herbes hautes, l'orage, le ruisseau près de la maison, la poussière de Calcutta ; dans le toucher des trésors et des biens : un rubis indien, une tasse pour le thé, le tissu écossais des chemises, le tableau d'un portrait du XVe siècle flamand.
Écrit l'année de ses quarante-cinq ans,
le récit de Patti Smith nous invite dans l'intimité de ses rêves d'enfant. Elle parle de sa mère, de son arrière-grand-mère, de ses frère et sœurs, de ce « vieil homme qui vendait des vairons », de son chien Bambi. Ses chapitres sont comme de vieilles chansons nouvelles, avec des couplets qui disent qui elle était, qui elle est, encore, dans son âme de tous les temps. Une artiste, qui a choisi son métier en pensant suivre son destin ; qui a gardé, cependant et heureusement, de l'héritage de ses aïeux, les sensations et les certitudes d'être à la fois leur devenir et leur passé.
Un livre offert par la femme aux cheveux sauvages (« wild wild hair »).

mercredi 29 juillet 2015

Le Ranc de Mirandon

« Alexandre Gibert, pnt et ac.ptant comme dessus, une sienne pièce chastanet, qu’il a assize aux appartenances dud. Pierremalle, terroir appellé La Fare, confron. du pied avec la rivière de Cèze, du chef avec Blaize Gasais, le chemin estant en partie au millieu allant des Malz à l’esglise dud. Pierremalle, d’ung cousté avec les hours dud. Pierre Duranc, le Ranc de Miradone au millieu, et de l'aut. cousté, avec les hours de feu Jean Gasais ou Barthellémy Aussel, le serre venant de la rivière de Cèze, au champ du serre au millieu. »

« Aud. lieu appellé Boys de Filhol, toute laquelle pièce confronte du pied & du chef, traversant le serre, avec la rivière de Cèze, d'ung cousté avec Jean Gasais, et d'aut. cousté Alexandre Gibert, tenant des biens de Pierre Duranc, le Ranc de Miradonne au millieu. »


Simon Chamboredon
, Notaire de Peyremale   1609.
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Le Mirandon est décrit par Ernest Durand, dans ses publications de 1898 et 1905. Et semble indiquer que ce nom a toujours été employé, par les gens d'ici, pour désigner la colline où est posée, depuis plus d'un millénaire, l'église, jadis surplombée par le castèl des seigneurs de Peyremale. Pourtant, nous ne trouvions le témoignage de cette appellation dans la micro-toponymie, malgré trente années de recherches en Archives. Jusqu'à l'hiver dernier, où des articles, datés d’avril et décembre 1609 ― des échanges entre Pierre Jaussal et Alexandre Gibert, puis une vente entre Maurice Mathieu et David Dumazert ―, rédigés par Simon Chamboredon, premier d’une dynastie deux fois centenaires de notaires Peyremalencs et Beaucairois, font clairement apparaître le mot Miradon(n)e, attestant de l'ancienneté du nom. Une découverte essentielle ; espérée depuis plusieurs décennies.
Ce Mirandon est sujet à la mémoire du village. Et, cette année, le Tour du Mirandon est dédié au souvenir de Jacques Larrieu, tragiquement disparu lors des inondations de l'automne dernier. Après une émouvante minute de silence, soixante-dix-sept coureurs s'élancent, en un souffle courageux. En quête d'ambitions pour certains, avec insouciance pour d'autres, sous le soleil et sa chaleur pour toutes et tous.
Nous traversons le Mas Herm, montons au Serre (où nous saluons les cousins Weiss), en crapahutant au-dessus des mas de Valadet et d'Argentclaux, du haut desquels plusieurs siècles nous contemplent. La sinueuse chicane de l'Elzière nous plonge en plein autrefois. Aucun mal à imaginer les gamins qui, jadis, braillaient en s’y poursuivant, ou les soldats royaux qui y pourchassaient nos ancêtres parpalhòts. Ce jour, c'est une autre sorte de horde qui piétine les ruelles caladées. On revient vers le Mas Herm ; Diego, à son poste de commissaire, nous guide vers le Chambonnet, en nous prévenant : « Attention, gardes-en un peu pour la suite, la course ne fait que commencer ! ». Il a raison, avec deux minutes d'avance sur le temps de l'an passé, dos au Ranc de Mirandon, nous entamons à peine la grimpée. Le moteur tourne, tel celui d'une R8 Gordini : rythme soutenu et régulier, justesse harmonique, envie non feinte, mais il a beau monter dans les tours, frôlant les marges rouges, la guimbarde conserve une vitesse cahotante et sa tendance au survirage.
Au gré des épingles de cette course de côte, nous constituons une alliance avec trois autres solitaires solidaires (Jean-Paul, Brigitte et Gilbert), dont les foulées assurées nous accompagnent bien dans l’ascension. À quelques centaines de mètres du sommet, un effort individuel nous permet de sortir du groupe, rattrapant même, plus haut, Céline, avant de basculer vers le dénivelé négatif du parcours, quatre minutes anticipées sur le chrono de 2014. Mais l'on paye cher cette accélération : dans la descente, les quatre coureurs précédemment écartés dévalent formidablement et disparaissent devant, tout comme Franck, fier puncheur, qui parvient tranquillement à nous doubler. Que ceux qui considèrent le Mirandon comme un ersatz de Marvejols-Mende s'y risquent ! L'infatigable Dédé, veillant sur deux péquelets qui rafraîchissent leur nuque dans le ruisseau de l'Oule, nous encourage : « Allez, tu connais le parcours par cœur ! ». Il a, lui-même, reconnu le tracé en courant, la veille, et l'effectue, à nouveau, ce matin, avec les marcheurs. On poursuit la descente, où, quasiment au même endroit, l'on reconnaît la jolie souris de l'été d'avant : cette course est vraiment formidable ! Plus loin, juste avant de tourner vers les Traverses (près du mas familial des aïeux de Gilbert), on aperçoit Eva, avec un peloton de marcheurs. Plus bas, on rassure Killian (il finira premier cadet), qui coince : « Courage, ce n'est plus que du plat, bientôt ! ».
Leurs situations de l'autre côté de la Cèze font des Traverses et des Drouilhèdes une sorte de presqu'île, qui les rapproche davantage de Bordezac que de Peyremale. Pas surprenant, qu'entre 1825 et 1840, sous l’injonction des Reboul père et fils (des parents de René Reboul, speaker de ce Tour du Mirandon ?), les voisins de Bordezac aient demandé le rattachement de ces lieux à leur commune — en vain, car les habitants desdits hameaux s’y opposèrent. Pour l'heure, on s'éloigne de Chanet, Chatusse et le Ranc ; on dépasse les mas de Courtès et du Rastel, ainsi que, plus difficilement, et à la faveur d'un tremplin, Franck, pour arriver à la passerelle que les anciens appellent encore la Planche de Gala. Là, il reste mille six cents mètres pour en finir. Une pecòla, si ce n'est la belle bosse du Malpas, puis la longue montée entre les Noguièrs et le Claux, où nous retrouvons Eva, dans son trio de marcheurs qui s'en va prendre les trois premières places du classement.
Même s'ils ne sont pas loin, si on les aperçoit encore, impossible de rattraper nos anciens compagnons. Gilbert arrive même à se classer sur le podium de sa catégorie, et c'est mérité ! Le Deneyriel est là — on ne sait depuis quand, exactement ; bien plus de cinq cents ans, sûr ! —, et l'on écrase la ligne d'arrivée avec cinq minutes d'avance sur le temps réalisé lors de la 31e édition. Un « exploit », que nous savourons secrètement.
Un registre du notaire peyremalenc, qui accompagna nos pensées durant toute l'épreuve ; une course préparée avec coach Matteo (spécialiste du dix milles mètres) et coach Arnaud (spécialiste des cinq kilomètres) ; un mois de juillet où nous vîmes avec plaisir la pièce de la Compagnie ThéâtreNuit, "Courir", qui narre la vie d'un vrai champion de l’endurance, Emil Zátopek.

mardi 30 juin 2015

En route pour la gloire

« Avant j’étais obligé de faire cadeau de mes tableaux pour arriver à ce que des gens les accrochent sur leurs murs, mais pour chanter une ou quelques chansons à un bal de campagne, on me payait jusqu’à trois dollars par soirée. Un tableau, vous l’accrochez un jour et il vous embête pendant quarante ans ; mais une chanson, vous la chantez, et elle pénètre les oreilles des gens et ils se mettent tous à bondir en la chantant avec vous, et puis quand vous avez fini de la chanter, elle n’est plus là et on vous engage pour la rechanter. »

« Et je me sentis heureux d’être à l’écart de ces poubelles de sentimentalisme et de rêveries, et plus heureux de pousser là en chemin une chanson avec les gens, de chanter quelque chose qui ait une force et des tripes, du rire au ventre, de la puissance et de la dynamite. »

« [...] leurs voix avaient bon son, comme celui du charbon que l’on entasse dans une cave. »


Woody Guthrie
, En route pour la gloire   1943.
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À l’instar de ce passage qui montre un Woody Guthrie charmé par le chant de deux sœurs, le folk singer parle davantage des autres que de son propre univers musical. La scène des deux petites filles qui chantent, au milieu d’une foule de pauvres gens qui attendent dans un camp provisoire pour travailler, qui offrent des timbres vocaux calqués au carbone à leurs refrains, est richement évoquée, et avec émotion, alors que l’auteur ne raconte pas trop en détail son art, ne nous laissant que quelques éparses informations sur son répertoire.
Woody Guthrie est né à Okemah, dans l’Oklahoma. En 1912. Fils de Charles, un homme qui gère ses affaires à coups de poings, et de Nora, une frêle femme habitée par la démence, il est le troisième rejeton d'une famille de quatre enfants. Considérablement influencé par l’exemple paternel, il s’illustre lors des dix premières années de sa vie, non pour l’art de collectionner les accords mineurs et majeurs sur un instrument, mais pour celui de multiplier les rixes au sein des bandes de garçons, des gamins souvent livrés à eux-mêmes. Un épisode de cette époque narre son combat contre le Grand Jim (avec l'argent des paris engagés entre eux, ils s'entendent pour se payer une glace !), un autre raconte une sorte de « magnifique » guerre des boutons, d’où les mômes reviennent les visages meurtris et les membres en sang. Une image qui surprend, lorsque l’on a celle de l’homme à peine plus épais que sa guitare, presque aussi fin que le manche d’icelle. Les anecdotes (les bébés sous les couvertures, le ver-de-terre coupé en deux, les chats à moteur, etc.) de Woody enfant sont nombreuses. Une très grande partie des souvenirs du chanteur concerne ces années d’entre-deux-guerres. Ces temps où il y avait une maison, un foyer, une famille. Pour un mémoire intitulé "En route…", ce n’est peut-être pas si étrange. Il faut attendre la moitié du livre, pour lire (enfin) la mention de mots liés au jargon musical : violon, yodel… Puis, la présence d'une guitare, dans la vie de notre personnage.
, le livre s'ouvre sur le voyage. Et sur ces trains de marchandises, que Woody et sa guitare attrapent, les menant d'une région à une autre. Et jusqu'en Californie — à Bakersfield, ville qui verra la fondation de la Maison Jaussaud, quelques années plus tard. Ces trains et ces villes, qui se succèdent, qui leur font rencontrer de braves quidam (et Ruth, compagne d'un instant…), avec qui ils entretiennent des relations aussi chaleureuses qu'éphémères. Des musiciens, comme le légendaire Cisco Houston, avec qui Woody et cette machine qui tue les fascistes partagent les premières scènes de fortune, dans les bars — où s'égrainent d'autres bagarres. Le début de "la gloire", pour le chanteur de talking blues et d'airs traditionnels.
Un livre lu avec trente ans de retard, en regardant passer quelque train de marchandise, cahotant derrière le lac de Lapalud ; il nous plaît d'imaginer une formidable bagarre de hobboes, dans l’un de ses wagons…