jeudi 16 février 2012

Le vinaigre et le fiel

« Quand le cornemuseux ne jouait pas, les garçons se tenaient dans la maison, les jeunes filles sous le porche près du maître de l’ivó. Mais quand le cornemuseux s’installait sur le banc de la kemence et soufflait dans sa cornemuse en peau de chien, comme un enragé. Dès que résonnait son : ai-dé-dédé, dédé-dé-dé-dé... on commençait à sauter et on s’en donnait à cœur joie jusqu’à l’épuisement. Les pieds du cornemuseux suivaient son jeu, frappant tantôt du côté de la kemence tantôt sur son bord bombé en terre battue. Quand il y avait un mariage dans notre famille et qu’on demandait à mon père : « Ne vas-tu pas faire venir un cornemuseux ? », il s’écriait toujours : Ah ! oui, pour qu’il donne des coups de pied dans ma kemence ? Jamais de la vie ! »

Margit Gari
, Le vinaigre et le fiel    1983.
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Le cornemuseux entame un premier air, à la fois plaintif et enjoué. L’instrument à bourdon – sans doute une duda – commence à peine à sonner, que déjà le musicien rythme la cadence à grands coups contre la kemence (le four) sur lequel il est assis. Filles et garçons se lancent avec fougue, sur le sol de l’ivó (la chambre louée pour le bal). Mais ne nous y trompons pas, si la fête est heureuse, effrénée, vive de rires et de danses, ces jeunes gens jettent leurs dernières forces dans des sauts et des pas exaltés, car leurs corps ont souffert de toute une semaine aux champs. Margit Gari témoigne. Elle rassemble, chapitre après chapitre, les pensées et les souvenirs d’une summàs (ouvrière agricole), qu’elle rapporte à Édith Fel, ethnologue. Née en 1907, à Mezőkövesd, à l’Est de Budapest, au sein d’une fratrie de dix enfants, Margit commence à travailler comme nourrice, dès l’âge de neuf ans, Elle quitte alors sa famille, pour s’occuper d’un nourrisson, gagnant son premier salaire, un boisseau de blé payé après ses six mois d’engagement. A douze ans, c’est comme summàs, qu’elle se loue dans les champs de betteraves, au gré des lalifundia (exploitations). Et la vie se poursuit ainsi, saison après saison, chacune ressemblant à la précédente. Une vie où se succèdent les sorciers, les guérisseurs, les avorteuses, les saints, la guerre, l’alcool, la religion, le mariage, les enfants, les deuils, les déceptions, mais une vie toujours affrontée au courage. Au courage, mais avec beaucoup de résignation.
Un livre offert par Lydie, il y a presque vingt ans déjà.