samedi 21 décembre 2013

Inside Llewyn Davis

« See my bird up in the sky
She don't walk, she just fly
She don't walk, she don't run
She's the girl of wind and sun »
Folklore américain, Green, Green Rocky Road 
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"Inside Llewyn Davis" n'est pas aussi irrésistible que "O' Brother", mais c'est un film avec un très beau climat, comme le sont, habituellement, les réalisations de Joel et Ethan Coen.
Nous sommes en 1961, et Pete Seeger, Mimi and Richard Fariña, Peter, Paul and Mary, Jim and Jean, Tom Paxton, The Clancy Brothers, sont là, à chanter dans l'ombre, mais reconnaissables entre mille, dans cette fiction volontairement inspirée par les pionniers de la folk music. À travers l'Amérique des rues de New York, tout concorde. Et l'on ne sy trompe pas, lorsque l'on voit le personnage appelé Grossman, il s'agit bien, patronyme non feint, d'Albert Grossman, premier manager de Dylan. Lors, bien sûr, il y a les impresarios véreux, la silhouette de l'auteur de "Sad-Eyed Lady of the Lowlands", des guitares, l'hiver, la dèche, la route, tout Greenwich Village, et, last but not least, cette très belle chanson de Dave Van Ronk, "Green, Green Rocky Road", dont les paroles, comme dans toutes les chansons traditionnelles, varient avec les temps et les gens. Mais il y a, aussi, le chat Ulysse — un chat filmé par des gens qui aiment les chats — et d'autres petites perles. Dont, mention particulière, Oscar Isaac, comédien mais aussi interprète, puisqu'il chante, accompanying himself on the guitar, les thèmes de la bande originale. Ce jeune garçon talentueux est, au départ, musicien, et fan de Dylan et de Cat Stevens (tiens, on retrouve l'auteur de "Sad Lisa"…), et c'est en apprenant que les Frères Coen cherchent à construire un film autour d'un univers qui lui est cher, qu'il met tout en œuvre pour en décrocher le rôle principal.
Il campe Llewyn Davis, un rêveur, marginal, sans-le-sou et sans trop d'idées, qui erre, avec un flight case et sans manteau, dans la neige qui craque sous son pas qui hésite entre plusieurs vies. Qui n'arrivera jamais à faire plus qu'une petite carrière de chanteur à peine reconnu par ses amis, et dont la seule fortune sera un reliquat de disques invendus, et sa seule maison, des canapés, quand il peut trouver, davantage mal gré que bon gré pour ses hôtes, un refuge provisoire. Quand il quitte la scène du hootenanny, un "inconnu notoire", au timbre nasillard, démarre trois accords de guitare et un couplet, et Davis comprend, comme nous, que ce folk singer deviendra l'icône d'une époque, alors qu'il chante "Farewell", comme pour signifier à Llewyn qu'il peut, désormais, s'en aller
Un film partagé avec et d'après l'idée de "Suze Rotolo", le combi VW
The freewheelin' garé non loin…

dimanche 24 novembre 2013

Le dormeur du val

« C'est un trou de verdure où chante une rivière,
Accrochant follement aux herbes des haillons
D'argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c'est un petit val qui mousse de rayons.

Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l'herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.

Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.

Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine,
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit. »
Arthur Rimbaud, Le dormeur du val  1870.
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Une scène de silence. Même le vol, d'une branche à l'autre, d'un rare oiseau, ne rompt ni ne charme la tranquillité de cette image. Pas un souffle de vent, juste le calme d'un paysage sans écho. Et pourtant, autour de l'homme endormi, la vie impose une réalité franche, décrite par le poète, peinte en son tableau. La mort ne survient qu'avec le dernier alexandrin. La vie et la mort. Une fois, encore, la poésie s'empare de ce voyage ambigu entre les deux mondes.
Quel est ce dormeur ? Quel est ce val ? Un soldat de la guerre de 1870, logiquement. Mais Rimbaud, âgé de seize ans lorsqu'il écrit ce sonnet, l'aura-t-il seulement vu ? Ou, simplement, imaginé ? 
Ce jeune homme, paisiblement meurtri, est aussi un tambour de l'Armée Napoléonienne, un royaliste de la Petite Chouannerie, un combattant de la Guerre de Trente Ans, un déserteur. Il est toutes les victimes de toutes les guerres.
Un livre retrouvé dans la bibliothèque familiale, dans le mas de ce village où quelques vals, au loin, ont accueilli et abrité, tantôt, quelque dormeur imprudent.

lundi 28 octobre 2013

Sur le langage

« J'ai des convictions profondes sur le langage. Sans langage, c'est la barbarie, l'appauvrissement. […] Le langage m'a rendu heureux et continue de le faire. Il m'apporte du plaisir dans les conversations, dans la littérature, dans la chanson, dans l'esprit. Ce que je rends au langage, c'est vraiment ce qu'il m'a donné. »
Thomas Fersen, in Causette #30  2012.
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Thomas Fersen a-t-il le Gaffiot rangé sur l'une de ses étagères ? Pas sûr. Il n'intellectualise pas son écriture. Il ne cherche pas à ce qu'elle brille ou à ce qu'elle claque, simplement à ce qu'elle raconte. Pour ce faire, il puise son inspiration dans la vie banale qui se déroule — ou pourrait se dérouler — en bas de chez lui, dans la geste du quotidien, dans les fables qu'il devine en regardant les gens de son quartier autour de lui, dans les improbables rencontres qu'il invente à ses héros — toujours des femmes et des hommes que nous croisons, comme lui, que nous connaissons, qui nous ressemblent.
D'un roman de Thomas Mann aux refrains grivois de sa jeunesse, des mots de son enfance aux paroles de ses propres textes qui lui permettent de « tolérer » ses compositions musicales, qu'il juge modestement moins abouties, l'artiste punk et poète, qui emprunta, jadis, sans dérision aucune, le prénom d'un joueur de foot mexicain et le nom de l'amant officieux de Marie-Antoinette pour composer un pseudonyme qui lui sied comme un gant (de deuxième main), aime à rappeler son attachement au verbe, aux mots, au dire.

À ce jeu, Thomas Fersen n'a pas d'égal. Ce n'est pas qu'il est le meilleur, c'est qu'il est le seul. Ses couplets, courts, naïfs, qui semblent, tour à tour, des dessins de Dubout, des livres pour enfants, les récits de ses rêves les plus drôles, sont des tableaux à plusieurs couches systémiques. Qu'il y convie toute l'Arche de Noé, toute la troupe d'un cirque d'antan, des personnages hérités des films de Jacques Tati, des riffs de guitares ou rien que trois accords de ukulélé, ses artifices et artificiers s'entraînent, les uns avec les autres, en une suite burlesque et parnassienne, où les rimes ricochent en s'amusant.

Un article lu en écoutant "Je n'ai pas la gale", un titre conseillé par Maud, rara avis in terris.

dimanche 29 septembre 2013

Diversité culturelle et droits de l'homme

« Nul ne peut invoquer la diversité culturelle pour porter atteinte aux droits de l'homme garantis par le droit international, ni pour en limiter la portée. »
Unesco, Déclaration universelle de l'Unesco sur la diversité culturelle  2001.
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Cet extrait de l'article 4 de la Déclaration universelle de l'Unesco sur la diversité culturelle — déclaration adoptée le lendemain des évènements du 11 septembre 2001 — pose un immense débat. Il y a ce droit, comme le souligne d'ailleurs l'article suivant, le cinquième, « pour toute personne, de s'exprimer, créer et diffuser ses œuvres dans la langue de son choix et en particulier dans sa langue maternelle », et cette obligation, rappelez ici, de ne pas se retrancher derrière cette diversité pour enfreindre les droits de l'homme.
Un citoyen européen peut donc, librement, s'exprimer dans son dialecte — qu'il soit sa langue maternelle ou non —, dans la ou les langue(s) officielle(s) de son pays, comme dans un autre langage, étranger à l'état où il réside, dans lequel il parle, écrit ou chante. Et heureusement ! D'ailleurs, dans certains pays, les radios et télévisions ont des quotas officiels, pour comptabiliser les passages, selon la langue utilisée, des œuvres diffusées sur les ondes. On peut penser, que cela limite, et qu'il y a, en quelque sorte, une forme de censure, et donc une entorse à la déclaration sur la diversité culturelle, mais il serait plus juste de comprendre que c'est un moyen de ne pas anéantir les cultures minoritaires par un laxisme protégé par le droit international. En France, par exemple, le premier critère de sélection stipule que les textes soient interprétés en français ou en langue régionale française. Précision qui est intelligente, et en cohérence avec ladite déclaration. Ainsi, depuis vingt ans, un véritable travail de valorisation de la diversité culturelle a été réalisé dans les médias. Insuffisant, diront certains, mais bien supérieur aux réalités d'alors.
Mais la question embêtante est de savoir où se situent la pertinence de ce pluralisme culturel et les frontière des atteintes aux droits de l'homme. Et au-delà de la musique et de la chanson. Malheureusement, et peut-être de plus en plus de nos jours, les valeurs attribuées aux traditions qui se transmettent sont des remparts qui se dressent face aux lois. Et certaines traditions culturelles, plus ou moins minoritaires d'ailleurs, sont portées comme de solides argumentaires pour contourner les droits de l'homme. Droits de l'homme, droits de la femme, droits à la culture, à l'éducation, à la différence, droits « comme moyen d'accéder à une existence intellectuelle, affective, morale et spirituelle ». Droits à la vie. La diversité culturelle, si elle s'érige au rang de 
« patrimoine commun de l'humanité », est, parfois, énoncée pour prôner l'inverse et l'intolérable.
Un document lu sous le conseil de Jany, chanteur, danseur, conteur et cornemuseur, maintes fois croisé durant une quinzaine d'années, et qui repassait par là, en chantant.

mardi 10 septembre 2013

Le métier de bourreau

« Nul ne peut dire qui est le bourreau, il n'a aucun statut légal, pas de véritable existence officielle. Nul texte ne définit sa fonction ; personne, depuis 1790, n'a cherché à fixer dans un texte légal ou administratif ce qu'il devait être, ni pourquoi il devait être. Le premier texte de l'Assemblée nationale, qui choisit la décapitation comme mode d'exécution, la loi du 6 octobre 1791, ne dit pas qui l'appliquera. […] Alors que les fonctions les plus banales, les plus quotidiennes, ont été définies par des textes précis et souvent surabondants, que le statut et le recrutement du moindre agent municipal, du fonctionnaire le plus subalterne, le plus humble, font l'objet de décrets, de lois et de règlements d'administration aussi nombreux que touffus, aucun texte n'a jamais tenté de préciser qui serait chargé de cette fonction suprêmement importante, capitale : donner la mort au nom de la société. On délègue ce pouvoir exorbitant, monstrueux à un homme racolé à la sauvette dans des conditions indéfinissables, selon des critères inconnus. Et cela dure depuis des siècles. Pour être habilités à dresser des procès-verbaux de contravention constatant des délits très mineurs, les gardes champêtres et les gardes-chasse doivent être assermentés, pas l'exécuteur. Alors que pour couper les cheveux de ses contemporains il faut d'abord obtenir un certificat d'aptitudes professionnelles, le premier venu fait parfaitement l'affaire pour leur couper la tête. »
Jacques Delarue, Le métier de bourreau 1979.
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Jacques Delarue est invité sur Radio France, à l'occasion de la ré-édition de son livre, "Le métier de bourreau". Nous prenons l'interview en cours, par hasard, et sa passion pour le sujet — peu joyeux, au demeurant — encourage à découvrir la première moitié de l'émission. Grâce à un échange de courrier avec la production de la radio, nous parvenons à obtenir une copie, sur cassette audio, de l'enregistrement — cette bande, qui arrive dans un petit colis, avec un mot de courtoisie, est le noble ancêtre du podcast, vous l'aurez compris. Cette heure de discussion, entre l'animateur et l'auteur, incite à présent à en savoir davantage. Le livre est acheté, dans les quelques jours qui s'en suivent.
Au départ, dès 1950, Jacques Delarue travaille, en collaboration avec Alister Kershaw, à l'élaboration d'une enquête sur la guillotine et les exécuteurs. L'écrivain australien, ayant accentué son étude sur la connaissance de la
« machine », publie "A History of the Guillotine", en 1958. Mais Delarue qui, entre temps, s'est recentré sur l'autre partie du sujet initial, les exécuteurs, poursuit ses recherches durant encore plus de vingt années, avant de sortir son livre. Et heureusement ! l'ouvrage est unique en la matière, proche de l'exhaustivité.
Cette histoire du métier de bourreau énumère « l'évolution
» des moyens de torture, les inventions, toutes plus ignobles les unes que les autres, pour une mise à mort lente, depuis l'Antiquité jusqu'à la Révolution, sans oublier les belles heures du Moyen Âge, évoque aussi les généalogies des familles de bourreaux (les Sanson, par exemple), où règnent une endogamie exemplaire (autre exemple : les Jouënne, en Normandie), liste les anecdotes les plus marquantes des exécutions légendaires.
Ce métier de bourreau, que l'Histoire et les gens, probablement
« par pudeur », ont volontairement oublié de définir, n'est pas un léger sacerdoce. Non seulement, il dure au long du court et simple temps de la carrière d'un homme, mais il implique, non négligemment, une famille entière, et cela sur plusieurs générations. Le bourreau assassine au soleil. Il est à la fois détesté et respecté, et son œuvre (ou ses hautes et basses-œuvres, plus exactement) est un spectacle des plus populaires, de tout temps, sur toutes les places, en province comme à Paris, dans les bourgs et les grandes villes. Artisan de la mort, il sait faire souffrir dans les règles de l'art, liant une complicité évidente avec ses « patient » (clients ?) — exemple du bourreau Capeluche, condamné en août 1418, qui place lui-même le billot, apprécie du pouce le tranchant de l'épée, puis explique à son valet maladroit comment il doit s'y prendre pour le frapper ! Homme d'une éternelle empathie, c'est en grand professionnel qu'il écourte les souffrances de ses « clients » (patients ?), moyennant quelques liards, certes, à la famille du condamné, mais, dans l'intérêt du spectacle, en redoublant de discrétion, de tact, faisant montre de vivacité et d'un calme froid, lors de l'étranglement qui abrège l'agonie de la victime, et avec le consentement d'icelle. Sentimental bourreau, indiquait Boby Lapointe…
Un livre lu et relu, notamment pour mieux comprendre les conséquences de la décision, en mars 1602, de faire replanter et redresser les fourches patibulaires en la juridiction du seigneur de Chamborigaud, au mandement de Peyremale.

mardi 30 juillet 2013

Le meunier d'Angibault

« Aucun peuple ne danse avec plus de gravité et de passion en même temps. À les voir avancer et reculer à la bourrée, si mollement et si régulièrement que leurs quadrilles serrés ressemblent au balancier d’une horloge, on ne devinerait guère le plaisir que leur procure cet exercice monotone et on soupçonnerait encore moins la difficulté de saisir ce rythme élémentaire que chaque pas et chaque attitude du corps doivent marquer avec une précision rigoureuse, tandis qu’une grande sobriété de mouvements et une langueur apparente doivent, pour atteindre à la perfection, en dissimuler le travail. »
George Sand, Le meunier d'Angibault 1845.
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La vie des gens qui dansent est, peut-être, triste, avant de rejoindre les parquets rythmés par les orchestres populaires. Tant et si bien, que même lorsqu'ils entrent en quadrilles, leurs visages demeurent fermés et silencieux. Ou alors, est-ce, comme le suggère George Sand, car la danse demande une rigueur telle qu’elle ne permet un franc amusement ; ou, pour le moins, qu’elle ne tolère qu’on affiche sa joie durant l’exercice.
S’amuser discrètement ou se dépenser avec une expression retenue n’est pas propre aux danseurs traditionnels de bourrées. En d’autres cercles, en maintes sociétés, les plaisirs du jeu ou de la fête ne nécessitent guère plus d’éclat. Lorsque deux joueurs d’échecs, des bains publics de Budapest, entament une partie,
entourés d’une dizaine d’autres joueurs, qui les connaissent depuis toujours, qui suivent presque avec sévérité les déplacements de leurs pions, les corps à moitié baignés par les eaux tièdes de la piscine au bord de laquelle ils ont déplié l’échiquier plastifié et disposé les pièces, le silence n’est pas plus là pour respecter leur concentration que par habitude de partager passivement. Or, ils sont heureux. "Invisiblement", mais ils le sont. Pareillement, toutes les chansons ne s’égrènent pas en rythmant du poing sur les tables, toutes les histoires — fussent-elles drôles — ne se commentent pas dans un brouhaha commun, toutes les danses ne commandent pas qu’elles soient expansives.
Un extrait d'un livre qui aurait pu être écrit par la Dame de Nohant, lors d’un bal dans la clairière du château d’Ars ; sauf au XXIe siècle, peut-être.

mercredi 12 juin 2013

Five dollars a day

« Il est grand temps de nous débarrasser de l’idée que les loisirs pour les ouvriers sont soit "du temps perdu", soit un privilège de classe. » 
« Que le Diable trouve du travail pour les mains oisives est probablement vrai. Mais il y a une différence profonde entre les loisirs et l’oisiveté. Nous ne devons pas confondre loisirs avec fainéantise. »
Henry Ford, World's world  1926.
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En 1926, un grand américain, Henry Ford (1863-1947), proposait à ses ouvriers de travailler moins. Cinq jours par semaine, pas plus. Et gagner autant, qu’en six jours de présence derrière les machines. Deux jours de repos, par semaine, ce n’était pas une idée, mais une révolution ! Une utopie ! Déjà, douze années auparavant, le constructeur automobile s’était signalé pour avoir doublé les salaires par deux : « five dollars a day », avait-il promis et accordé. Deux jours, soit. Mais, pour quoi faire ? Pour dépenser l’argent gagné à la sueur du front, durant les journées précédentes, pardi. Ce n’était pas une idée, mais une stratégie. Du capitalisme, camouflé en progression sociale.
Adonc, l’ouvrier, qui n’était pas contre ce changement, gagna son jour de repos supplémentaire. Et bénéficia de cet augment hebdomadaire, pour dépenser à loisir. Était-ce trop, alors ? On arguait, que l’ouvrier disposait, ainsi, de deux jours au lieu d’un pour « boire » son salaire. Ford répliquait que « les personnes qui consomment la majeure partie des marchandises sont les gens qui les fabriquent » et que « les personnes ayant une semaine de cinq jours consommeront davantage de biens que les personnes ayant une semaine de six jours ». On découvrait, là, que les réformes sociales favoriseraient la croissance économique.
Deux journées de repos, définies comme devant être consacrées aux loisirs, est-ce trop,
de nos jours, alors que le budget pour les loisirs d’un ménage moyen se compte, concrètement, en de maigres possibilités ? Faudrait-il retravailler six fois par semaine, pour oublier ce numéraire échangé contre la sueur versée, cet argent tentant et insuffisant à la fois ? Panem e circenses, cela n'a jamais été une idée pour améliorer le bonheur quotidien, quand le bonheur s’achète à prix d’or. L’homme n’a plus les mêmes nécessités qu’autrefois. Il n’a plus les mêmes joies, les mêmes occupations — ou non-occupations , ni les mêmes volontés. L’homme n’est plus un chasseur-cueilleur. 
Un article trouvé et confié par David, humble économiste et discret révolutionnaire devant l’éternelle vie toute-puissante.

lundi 27 mai 2013

Je dois tenir mon corps en état de marche

« Je dois tenir mon corps en état de marche et entretenir ma capacité d'étonnement, l'envie de faire rigoler. Un interprète de cirque, de musique ou de théâtre ne doit pas laisser son instrument (c'est-à-dire lui-même) désaccordé. Tout son travail consiste à ce qu'il soit le plus transparent, le plus fluide possible pour ne pas bloquer la transmission de son message. »
Rufus, Rencontre avec Rufus, in La lettre de l'Adami  2013.
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Le corps et l'esprit voués à l'interprétation. Au service de l'expression. De l'esthétisme. Comme dans les traditions instrumentales indienne, persane, arabo-andalouse (mais pas seulement : dans les répertoires des launeddas ou du hardingfele, aussi ; et dans bien d'autres, encore), avec le souci principal de servir la musique, jamais de se montrer soi. Le corps, dans sa présence autant physique que technique, prêt au moindre élan. Qu'il danse, chante ou joue de son immobilité. L'esprit, avec pour rôle d'apporter le meilleur de soi-même, pour divertir, réjouir, interroger, échanger.
Le saltimbanque ou le ménétrier d'autrefois étaient désignés pour donner les divertissements, et le faisaient sans prendre le public pour miroir. C'est peut-être dans cette notion de l'oubli de soi, que l'art de se produire sur scène est le plus difficile. Quel artiste sait encore être "transparent", de nos jours ? C'est, peut-être, cette transparence-là, que nous devons le plus travailler aujourd'hui...
Un article publié dans un papier que l'on ne fait que feuilleter, habituellement.

vendredi 26 avril 2013

Les choses les plus simples

« alors je me souviens des choses les plus simples
les choses qu’on a dit ne jamais oublier
les choses les plus simples
jamais oublier. »
Gabriel Yacoub, Les choses les plus simples  1990.
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C’est une chanson française à part, qui constitue le concert de Gabriel Yacoub. Entre répertoire traditionnel — si, toutefois, il l’est encore, tant l’empreinte de Malicorne détermine une atmosphère unique — et chansons personnelles, les thèmes se suivent et se ressemblent : l’amour, la mort ; même la joute finale, "Le sel et le sucre", présentée comme la plus joyeuse composition du répertoire, est une image de cette vie construite aux confins de la mort.
Il y a du Bert Jansch et du John Renbourn, dans les couleurs que propose la guitare de l’ancien leader de Malicorne. Et un peu du « blues du Delta du Mississippi », avoua-t-il, sous un accordage dadgad devenu singulier chez lui. Le magnifique instrumental "Le jeu des grillons" annonce "Je serai ta lune", chanson de la première heure, "Les bannières qui claquent" commencent plus modales que n’importe quelle mélodie ancienne, et "Les choses les plus simples" reviennent, encore, apporter l’assurance que peu de poésies (avec "Désir", qui manquait à ce programme) ont dit aussi aisément l'absence et le sentiment amoureux.
Depuis qu'il 
s'est « fait poète », Gabriel Yacoub assume bien plus que ce timbre de voix, que cette présence charismatique sur la scène, avec ce dialogue qui se veut ami, qui impose la proximité, l'intimité, le partage. Comme ce soir d'avril, à Assas, alors que la voix subit les caprices d'une grippe tenace, que les accords sur la guitare se mélangent, parfois, dans la mémoire de l'instrumentiste ; mais avec, toujours, ces textes qui s'égrainent avec cette magie à jamais initiée par ce sorcier des mots, et dont il se sert pour envoûter.
Un concert écouté, comme nous nous souvenions de cette première rencontre avec le musicien, à Nîmes, rue Titus, circa 1986, et d’autres, et comme on lit et relit un livre de chevet.

dimanche 31 mars 2013

La parole doit d'abord être écrite

« La parole doit d'abord être écrite, puis, pour une juste sentence, parvenir jusqu'à nous. »
Jules 1er, in La papauté, Paul Johnson  340.
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Alors que l'on nous promet la fin de l'écriture manuscrite pour la décennie à venir, apprécions cette phrase énoncée par l'un des premiers papes de l'Histoire. Même si la lettre adressée par ce dernier aux évêques d'Orient n'avait pas pour dessein d'avertir autrui sur la nécessité de sauver le travail des épistoliers, l'on s'inquiétait, déjà, d'une certaine manière, de l'importance de rédiger, d'abord, et de parler ensuite.
Alors qu'un projet de règlement européen tente de modifier la conservation des archives, de gommer radicalement notre identité, on peut comprendre d'autant plus l'importance d'identifier une parole par son acte de naissance : un écrit. L'écriture aurait-elle plus d'autorité que la parole, que l'on intente contre elle ? C'est bien probable. Et pourtant, le monde n'a peut-être jamais autant écrit que lors de ces dernières années. Même si l'on écrit souvent « à tort et à travers » — tant mieux
 et tant pis !
Un livre lu, sans forcément s'intéresser à l'élection d'un nouveau pape à la tête de l'Église catholique.

mercredi 27 février 2013

Tout ce que l'homme a touché

« Tout ce que l'homme a touché et rien de ce qui est naturel. »
Jean-François Breton, Le Lien des Chercheurs Cévenols  1978.
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Avec Pierre Richard, décédé en 1968, et Jean Pellet, que nous avions encore croisé, avant qu'il ne décède en 1990, Jean-François Breton était fondateur du Lien des Chercheurs Cévenols, association et publication dont le siège est sis à Génolhac. Cette revue, qui existe depuis 1974, qui fédère des chercheurs éparpillés un peu partout en et hors de leur région d'enquête, apporte à son sommaire des articles sur diverses matières ayant trait à l'ethnologie, l'anthropologie, la généalogie, la géologie, l'histoire régionale en général.
Dans son éditorial de l'époque, Jean-François Breton explique que le Lien concentre ses intérêts sur tout ce qui a « subi » une influence — ou une incidence — de la part de l'homme.
« Et rien de ce qui est naturel », précise l'éditorialiste ! On pourrait presque penser à quelque provocation, car la remarque semble prévenir, avertir, elle en est même autoritaire ; mais non, il ne s'agit que de redire, encore une fois, que le champ d'action des chercheurs de l'association est volontairement limité à l'action humaine sur l'environnement, celle qui transforme une pierre en mur, un cours d'eau en béal. Comme s'il était coupable de ne pas s'intéresser, voire de ne pas considérer, la nature seule. Cette nature sauvage, primitive, originelle. Cette nature d'avant l'Homme destructeur. Le chercheur ne se désintéresse jamais vraiment de cette nature originelle. Mais il faut, comprenons-nous, s'excuser de rechercher, avant tout, ce que « l'homme a touché ».
Une revue lue et relue, depuis des années et des années, avec cet éditorial d'il y a trente-cinq ans, à nouveau inséré par Marie-Lucy Dumas dans le numéro de janvier-mars 2013.

mercredi 30 janvier 2013

Montaillou, village occitan

« Trop de gens aujourd'hui — et même dès 1300… — considèrent les paysans comme des « brutes épaisses ». Ils confondent le silence rural, la timidité, le non-don de soi et la pudeur de l'homme des champs, avec l'inculture. »
Emmanuel Le Roy Ladurie, Montaillou, village occitan   1975.
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Dans nos recherches, la connaissance du quotidien des petites gens demeure, quoique l’on découvre, systématiquement ignorée. Sûr, nous l’imaginons, le décrivons, le construisons à partir de bribes, de regroupements, de déductions pour le moins hasardeuses ou prétentieuses, mais nous sommes bien loin d’obtenir l’assurance de l’image précise d’une vie au village, avec ses échanges et ses conversations banales autant qu'improbables. Les pensées à hautes voix des habitants se sont éteintes avec le temps. Et ce ne sont ni les registres éparpillés sur les étals de quelque dépôt d’archives, ni les toiles des maîtres dans les musées, qui nous restituent l’univers réel d’une journée au XIIIe ou au XIVe siècles.
Pourtant, Emmanuel Le Roy Ladurie nous fait (ou ferait presque) croire qu’avec les rapports de l’inquisiteur Jacques Fournier, évêque de Pamiers, des scènes plébéiennes s’ouvrent devant nous en de longs tableaux. Des estampes qui se coloreraient, après que l’on eut défroissé les rideaux d’un théâtre. Besson et Spielberg, réunis, ne feraient mieux que notre docteur honoris causa. Herzog, Tavernier, Vigne ou Jean-Jacques Annaud, à peine.
« L’enquête », menée par l’auteur d’un précédent ouvrage de référence, Les paysans de Languedoc, n’est rien d’autre qu’une immense étude de mœurs qui couvre trente années de la communauté d’un petit village de haute Ariège, Montaillou, entre 1294 et 1324. Rien ne nous est plus inconnu, en ce qui concerne les liens — pour le moins très intimes, ici — entre les Montaillonais, les
Montaillonaises, les seigneurs locaux, les religieux, les familles influentes, les bergers et les marchands du pays appaméen. Aux témoignages des croyants, hérétiques, infidèles, bonshommes, ménagères et servantes, et sous fond de climat cathare suspicieux et délétère, les tempéraments se dessinent, les tensions se révèlent, les enjeux s’éclaircissent. Comme si c’était hier.
Un livre relu, avec le souvenir de ce village de Montaillou, dont les domus, dispersées sur son sèrre pentu, au cœur d’un été ariégeois, nous offraient récemment l’impression d’un Moyen Âge ressuscité.