mardi 30 juin 2015

En route pour la gloire

« Avant j’étais obligé de faire cadeau de mes tableaux pour arriver à ce que des gens les accrochent sur leurs murs, mais pour chanter une ou quelques chansons à un bal de campagne, on me payait jusqu’à trois dollars par soirée. Un tableau, vous l’accrochez un jour et il vous embête pendant quarante ans ; mais une chanson, vous la chantez, et elle pénètre les oreilles des gens et ils se mettent tous à bondir en la chantant avec vous, et puis quand vous avez fini de la chanter, elle n’est plus là et on vous engage pour la rechanter. »

« Et je me sentis heureux d’être à l’écart de ces poubelles de sentimentalisme et de rêveries, et plus heureux de pousser là en chemin une chanson avec les gens, de chanter quelque chose qui ait une force et des tripes, du rire au ventre, de la puissance et de la dynamite. »

« [...] leurs voix avaient bon son, comme celui du charbon que l’on entasse dans une cave. »


Woody Guthrie
, En route pour la gloire   1943.
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À l’instar de ce passage qui montre un Woody Guthrie charmé par le chant de deux sœurs, le folk singer parle davantage des autres que de son propre univers musical. La scène des deux petites filles qui chantent, au milieu d’une foule de pauvres gens qui attendent dans un camp provisoire pour travailler, qui offrent des timbres vocaux calqués au carbone à leurs refrains, est richement évoquée, et avec émotion, alors que l’auteur ne raconte pas trop en détail son art, ne nous laissant que quelques éparses informations sur son répertoire.
Woody Guthrie est né à Okemah, dans l’Oklahoma. En 1912. Fils de Charles, un homme qui gère ses affaires à coups de poings, et de Nora, une frêle femme habitée par la démence, il est le troisième rejeton d'une famille de quatre enfants. Considérablement influencé par l’exemple paternel, il s’illustre lors des dix premières années de sa vie, non pour l’art de collectionner les accords mineurs et majeurs sur un instrument, mais pour celui de multiplier les rixes au sein des bandes de garçons, des gamins souvent livrés à eux-mêmes. Un épisode de cette époque narre son combat contre le Grand Jim (avec l'argent des paris engagés entre eux, ils s'entendent pour se payer une glace !), un autre raconte une sorte de « magnifique » guerre des boutons, d’où les mômes reviennent les visages meurtris et les membres en sang. Une image qui surprend, lorsque l’on a celle de l’homme à peine plus épais que sa guitare, presque aussi fin que le manche d’icelle. Les anecdotes (les bébés sous les couvertures, le ver-de-terre coupé en deux, les chats à moteur, etc.) de Woody enfant sont nombreuses. Une très grande partie des souvenirs du chanteur concerne ces années d’entre-deux-guerres. Ces temps où il y avait une maison, un foyer, une famille. Pour un mémoire intitulé "En route…", ce n’est peut-être pas si étrange. Il faut attendre la moitié du livre, pour lire (enfin) la mention de mots liés au jargon musical : violon, yodel… Puis, la présence d'une guitare, dans la vie de notre personnage.
, le livre s'ouvre sur le voyage. Et sur ces trains de marchandises, que Woody et sa guitare attrapent, les menant d'une région à une autre. Et jusqu'en Californie — à Bakersfield, ville qui verra la fondation de la Maison Jaussaud, quelques années plus tard. Ces trains et ces villes, qui se succèdent, qui leur font rencontrer de braves quidam (et Ruth, compagne d'un instant…), avec qui ils entretiennent des relations aussi chaleureuses qu'éphémères. Des musiciens, comme le légendaire Cisco Houston, avec qui Woody et cette machine qui tue les fascistes partagent les premières scènes de fortune, dans les bars — où s'égrainent d'autres bagarres. Le début de "la gloire", pour le chanteur de talking blues et d'airs traditionnels.
Un livre lu avec trente ans de retard, en regardant passer quelque train de marchandise, cahotant derrière le lac de Lapalud ; il nous plaît d'imaginer une formidable bagarre de hobboes, dans l’un de ses wagons…