lundi 28 février 2011

Les fous de Dieu

« Lors, je vis ses yeux, pour la première fois. Qu'ils sont bleus, qu'ils sont grands, je ne le sus qu'à cette minute. L'usage n'est point de regarder les yeux des gens ; il faut des querelleurs, à l'heure du défi, pour cela. Les yeux d'autrui sont un passage où l'on ne s'attarde guère. Mais voilà, je m'arrêtai dans les yeux de Finette, je m'y cramponnai, comme un qui se tient à l'huis, bras en croix, pour n'être point tiré céans. Une peur bien étrange me donna les yeux de Finette.
Ils sont d'un bleu gris fort commun en pays
Raïou, mais ils me parurent immenses, hors de rapport avec la pécole, si menue, qu'un jour que nous avions guéé, comme nous nous séchions dans l'herbe, la raïoulette se fit un jeu de mettre ses deux pieds dans un de mes sabots.
Un charme reliait nos yeux, au point que je penchai la tête sur mon épaule, une fois, pour voir, et je la vis, comme dans un miroir, pencher pareillement la sienne, un charme qui pouvait tout effacer, de la création, qui n'était point les yeux de Finette : plus d'hirondelles, plus de ruines, plus de grand soleil d'août, plus même de ciel ! j'étais au mitan de ses yeux, avec du bleu tout autour, à perte de vue…
»

Jean-Pierre Chabrol, Les fous de Dieu — 1961.
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Né à Chamborigaud, à Pont de Rastel, dans la maison appartenant aux siens depuis 1610, Jean-Pierre Chabrol (1925-2001) n'a pas que rédigé sur sa Cévenne, mais c'est l'œuvre qui s'inspire de ses montagnes qui demeure la plus poignante à son répertoire, et les "Fous de Dieu", ce récit à la fois bouleversant et terriblement réaliste, est, depuis cinquante ans, le "manifeste" contemporain qui témoigne de cette période si trouble de l'Histoire « où les hommes de la terre n'avaient rien, pas même de nom, n'étaient rien et naissaient et mourraient sans laisser plus de traces qu'un lièvre sur un pré ». Un livre écrit sous la dictée transmise par les songes des gens de sa mèna
Un livre lu et relu… à relire encore.

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